Ce matin, j'ai appris la mort de Paul Auster à 77 ans. Son cancer du poumon a fini par le terrasser. J'ai éprouvé un sentiment de tristesse et je le ressens à chaque disparition d'un écrivain que j'ai lu depuis longtemps. Ces créateurs et créatrices de mots, de pensées, d'univers représentent des phares lumineux dans nos vies des lecteurs et des lectrices. J'ai évoqué dans ce blog le dernier roman magnifique de Paul Auster, "Baumgartner", publié chez Actes Sud. Ce roman testamentaire résume à lui seul la magie de l'écriture austerienne. Depuis sa trilogie sur New York dans les années 80, il a écrit plus de trente ouvrages dont 17 romans, de "Moon Palace" à "La Musique du hasard", sans oublier ses récits autobiographiques passionnants comme "L'Invention de la solitude", "Chronique d'hiver", "Excursions dans la zone intérieure". Une oeuvre totale, profonde, puissante qui aurait mérité amplement le Prix Nobel de Littérature. Encore une erreur lamentable de ce jury. Né de parents juifs d'Europe centrale, Paul Auster commence à écrire à l'âge de douze ans ! Etudiant à l'université Columbia, il traduit des auteurs français (Mallarmé, Sartre, Simenon) et découvre Paris dans les années 70. Il compose des poèmes, des pièces de théâtre. En 1979, il se sépare de l'écrivaine, Lydia Davis avec laquelle il a eu un fils, Daniel, mort d'une overdose en 2022. En 1981, il rencontre alors sa compagne, Siri Hustvedt, écrivaine comme lui et ils ont une fille, la chanteuse Sophie Auster. A New York, il élabore une oeuvre littéraire, influencée par Borgès, mêlant parfois le réel au fantastique. Il écrit les vertiges de l'identité, le poids du hasard dans les destins humains, la ville comme un décor essentiel. La tragédie dans sa vie de famille. La littérature coulant dans ses veines, dans son "scriptorium newyorkais". Dans un de ses récents romans, "4 3 2 1", il écrit : "L'humanité a besoin d'histoires, on ne peut pas imaginer la vie sans des histoires imaginaires". Sur la solitude qui l'obsédait, "Quand on est seul, on n'est pas seul, on est habité par les autres, les voix des autres, les souvenirs". Paul Auster s'est éteint mais, il est toujours auprès de nous dans ses romans, dans ses essais pour l'éternité. Un immense écrivain américain à lire ou à relire.
des critiques de livres, des romans, des moments de lectures, des idées de lecture, lecture-partage, lecture-rencontre, lectures
mercredi 1 mai 2024
vendredi 26 avril 2024
"Il ne faut rien dire", Marielle Hubert
J'ai lu, sur les conseils de Danièle, un récit autofictionnel de Marielle Hubert, "Il ne faut rien dire", publié chez P.O.L. en janvier 2024. Un texte poignant, coup de poing, coup de coeur. Mais, difficile à lire, inconfortable, troublant, dérangeant. Et pourtant, ce deuxième récit de Marielle Hubert, après "Ceux du noir", est l'acte de naissance d'une jeune écrivaine talentueuse qu'il faudra suivre dorénavant. La narratrice évoque sa mère très malade, en fin de vie, atteinte d'un cancer généralisé : "Je ne ressens rien. Je ne suis pas triste. J'ai dit : j'ai hâte qu'elle meure". Cette mère s'appelle Sylvette : "Sylvette est née le 10 juillet 1945. Elle est dans le ventre de sa mère à la Libération de la France. Dans son corps de foetus se trouve dèjà par millions l'ensemble de ses ovocytes. Avant même sa naissance, le stock est là, complet. Parmi ces cellules, il y a la moitié de moi. Voilà mon point de départ". La narratrice va explorer et exploiter la mémoire familiale pour enfin comprendre cette mère-enfant, Sylvette. L'enquête commence avec le personnage hautement repoussant qui se nomme banalement Armand, le grand-père, homme handicapé car il a contracté la polio dans son enfance. Un ogre, violent, colérique, tyrannique, alcoolique. Il changera le prénom de sa fille de Françoise en Sylvette, par provocation. Invivable. Sa femme, Simone, grand-mère de la narratrice, victime docile et soumise, supporte son malheur avec un déni sur l'état de son mari. La mére de la narratrice a toujours été envahie par "une cohorte de fantômes". L'enfant Sylvette a cessé de vivre à l'âge de cinq ans. Quel est ce choc qu'elle a subi ? La petite fille a malheureusement, atrocement rencontré sur son chemin, l'ogre Armand, son propre père : "En 1950, Armand viole Sylvette pour la première fois". Fait glaçant, d'une précision chirurgicale. A partir de ce secret révélé qui surgit à la fin du récit, tout s'éclaire enfin : la non-vie de sa mère, le poids du silence familial, la tragédie. Comment survivre après ce traumatisme ? La narratrice pose la question : "Je n'étais pas née quand les fantômes de Sylvette étaient jeunes et vivants. Je connais ce temps-là par les sempiternelles photos et par les récits qu'elle m'en a faits. Il y a un trou en moi : ce sont eux". Comment même mourir après avoir vécu cet acte sordide, inhumain ? Marielle Hubert empoigne les mots, façonne les phrases à la hache pour offrir à cette mère malade, souffrante, un hommage fiévreux, douloureux, passionnel. Cette lecture parfois éprouvante mais aussi magnifique de courage dénonce le non-dit du malheur familial, de la honte, de la culpabilité. Marielle Hubert écrit : "Les survivants sont des monstres : la douleur chez eux est convertie en métal vivant". Le titre du livre résume l'attitude de sa mère, "Il ne faut rien dire", alors que la narratrice a choisi de tout dire. Une lecture indispensable sur l'inceste.
mercredi 24 avril 2024
"Humus", Gaspard Koenig
Le roman de Gaspard Koenig, "Humus", a obtenu le Prix Interallié et le Prix de Jean Giono en 2023. Les sujets "écologistes" ne m'attirent pas particulièrement dans la littérature, mais j'avoue que j'ai appris beaucoup sur les lombrics, nos modestes vers de terre, ces "intestins des sols, plus lourds qu'humains, éléphants et fourmis réunis". Arthur et Kevin, les deux protagonistes du roman, suivent des études d'agronomie dans une grande école. Ils veulent réintroduire des lombrics sur les terres du grand-père d'Arthur en Normandie afin de réparer les dégâts provoqués par les pesticides. Kevin, étudiant créatif et écologiste convaincu, met au point un traitement naturel des déchets, des "vermicomposteurs" pour les bobos urbains. Alors qu'Arthur s'échine à purifier les sols de la ferme familiale sans obtenir des résultats probants, Kevin réussit à promovoir son idée d'éliminer les déchets avec les vers de terre. Il est aidé par une étudiante bien introduite dans les milieux financiers avec laquelle il établit aussi une relation sexuelle dénuée de sentiment. Les deux amis finissent par se perdre de vue. L'un s'enfonce dans l'échec répété, l'autre se retrouve à la tête d'un empire industriel. Arthur se replie sur sa terre familiale et choisit les vers de terre comme compagnons de route. Il se laisse influencer par un groupe d'écologistes radicaux et violents qui le sépare de la communauté humaine. Sa paranoïa du retour à la terre l'emporte dans une folie mortifère. Kevin, lui aussi, sombre dans le doute de son action car il apprend que son associée a menti sur le projet global en utilisant des incinérateurs pollueurs pour se débarasser des déchets. Il quittera ce monde de la finance en éprouvant une certain dégoût. Ce roman ample et ultracontemporain possède des accents balzaciens et flaubertiens sur les grandes illusions utopiques et aussi des références qui rappellent Houellebecq. Dilemmes moraux, sexe, mensonges, argent, radicalisation écologiste, hypocrisie, trahisons, les destins de ces deux jeunes hommes d'aujourd'hui se heurtent à tous ces écueils et au choc du réel. Gaspard Koenig utilise la satire mordante pour décrire les milieux des grandes écoles et de leurs élites déconnectées, la marchandisation de l'écologie, la mondialisation, le système productiviste agricole. Dans ce roman dense, aucun personnage n'attire vraiment une empathie des lecteurs-trices, en particulier les femmes autour des deux garçons fantasques. Seuls, les lombrics semblent détenir l'innocence de la nature et surtout une utilité salvatrice pour l'avenir de notre planète ! En lisant ce roman original, Gaspard Koenig m'a fait découvrir un monde incroyable, celui des lombrics, la "première biomasse terreste entre un à trois tonnes à l'hectare". Un roman ultracontemporain sur le malaise d'une génération éco-anxieuse à découvrir.
lundi 22 avril 2024
"Baumgartner", Paul Auster
Dès les premières lignes du nouveau roman de Paul Auster, "Baumgartner", publié chez son éditeur Actes Sud, j'ai été séduite par le ton intimiste du récit, l'effet miroir, l'empathie de l'auteur. Le personnage principal s'appelle donc Baumgartner, un septuagénaire, qui rédige un essai sur Kierkegaard, dans "la pièce du premier étage qu'il désigne parfois, comme son bureau, son cogitorium ou son trou". Il vit seul depuis le décès tragique de sa femme dans une noyade, dix ans avant. Pour rompre sa solitude, il commande des livres sur Internet pour rencontrer même brièvement la livreuse. Son humour décapant se manifeste dans son quotidien parfois complexe quand il oublie une casserole sur le feu. Il se brûle la main et tombe sur le sol : "Au moins, je ne suis pas mort. J'imagine que ce n'est pas négligeable". En fait, le narrateur vit dans le chagrin de la perte. Sa femme adorée, Anna Blume, était aussi écrivain comme lui et il éprouve "le syndrome du membre fantôme" en l'ayant perdu dans un accident improbable. Il lui avait dit de ne pas se baigner une dernière fois car la mer était forte. Mais, elle ne l'a pas écouté. Le texte se déroule dans l'évocation du passé : "Vers le passé, le passé distant que l'on distingue à peine, vacillant à l'extrémité la plus lointaine de la mémoire, et par fragments lilliputiens, tout lui revient". Dans le "palais de sa mémoire", il se souvient de sa jeunesse à Newark, de son père d'origine polonaise, de sa rencontre amoureuse avec Anna à 21 ans et de cette union si parfaite avec elle. Quand il ouvre enfin la boîte des archives personnelles de sa femme, il les intègre dans son récit. Il traverse sa fin de vie en philosophe quand il se confie sur sa solitude : "Vivre, c'est éprouver de la douleur". Cette douleur ressemble à l'impossibilité de faire son deuil. Le personnage austérien, Baumgarner, vit trop dans son passé, mais, un jour, une étudiante, le sollicite pour écrire une thèse sur Anna Blum. Comme il possède des recueils de poèmes inédits de sa femme, il accepte de recevoir cette jeune étudiante en lui proposant un studio attenant à son appartement. Cet événement imprévu lui redonne un peu d'énergie et d'espoir pour rompre sa terrible solitude. La fin du récit ouvre des perspectives pour l'écrivain vieillissant. Ce dernier roman de Paul Auster évoque la perte, le deuil, la solitude, le chagrin. La grâce de l'écriture, la force de sa pensée, la magie austérienne dans la construction du texte embarque le lecteur-lectrice dans la trame de tout destin humain. Un très beau roman ! Du grand Paul Auster.
vendredi 19 avril 2024
"Les Papiers de Jeffrey Aspern", Henry James
Quand je préparais mon séjour à Venise, j'éprouvais le besoin de lire des romans qui se déroulent dans cette ville. J'ai donc découvert "Les Papiers de Jeffrey Aspern" de l'écrivain américain, Henry James. Paru en 1888, ce roman a été composé au cours d'un séjour de l'écrivain au Palais Barbaro-Curtis de Venise. Le narrateur du récit est chargé de mettre la main sur les papiers personnels de Jeffrey Aspern, un grand poète américain décédé. Ce poète aurait légué ses archives à une ancienne amante, Juliana Bordereau. Cette femme très âgée vit dans un vieux palais de Venise. Très méfiante, elle vit isolée avec sa nièce, Miss Tina. Il se présente à elles comme un simple voyageur et leur demande une chambre à louer. Comme elles vivent dans une certaine pauvreté, elles acceptent d'héberger cet homme en lui demandant un loyer exorbitant. Le narrateur accepte ce loyer et s'installe dans ce palais. Avec prudence, il essaie de communiquer avec ces étranges hôtesses, murées dans le silence et dans la solitude. Les papiers du poète existent-ils toujours ? Sont-ils cachés dans la chambre de Miss Bordereau ? Les a-t-elle brûlés ? Le jeune homme avoue à Miss Tina qu'il veut récupérer ces précieux documents. La vieille dame finit par négocier mais au lieu de lui vendre ses souvenirs, elle propose un portrait miniature de Jeffrey Aspern pour une somme extravagante. Mais, ce portrait ne lui suffit pas. Une nuit, alors que la vieille dame est malade, le narrateur s'introduit dans sa chambre et il est surpris dans son geste de voleur. Miss Bordereau le maudit et s'évanouit. Absent pendant plusieurs jours, il apprend que l'amante du poète est morte. Miss Tina avoue qu'elle détient les papiers du poète mais elle propose une drôle de solution pour qu'il obtienne ces papiers : il doit se marier avec elle ! Bouleversé par cet échange, il refuse et s'enfuit. Mais l'idée de ce mariage fait son chemin et quand il revient voir Miss Tina, elle lui révèle qu'elle a brûlé, par dépit, une à une les lettres du poète. Finesse de l'écriture, cadre enchanteur de Venise, portraits psychologiques profonds. Une ambiance proustienne à la recherche d'un amour perdu. Du grand Henry James. Un classique original et à découvrir.
mardi 16 avril 2024
Atelier Littérature, 3
Dans la deuxième partie de l'atelier, nous avons évoqué les coups de coeur, peu nombreux en ce jeudi 11 avril. Mylène a évoqué le dernier récit de Colum McCann, écrivain irlandais, "American mother", publié en 2023 chez Belfond. L'auteur a rencontré Diane Foley, la mère du journaliste américain, James Foley, décapité par Daech. Comment vivre après cet acte barbare ? Comment comprendre cette atrocité commise au nom d'un Islam dévoyé ? En accompagnant la mère du journaliste lors du procès des bourreaux, l'écrivain se veut un témoin de son temps, un temps face à la violence et à l'horreur. La mère d'un courage surhumain veut affronter les assassins de son fils. L'humanisme et la civilisation face à la barbarie... Ce récit poignant ne constitue pas une lecture facile et accessible. Pourtant, il faut bien voir le réel comme il est dans cette tragédie. Odile a lu un roman historique de Maryse Condé, disparue récemment, "Moi, Tituba, sorcière", publié en 1986. Fille de l'esclave Abena, violée par un marin anglais, Tituba, née à la Barbade, est initiée aux pouvoirs surnaturels d'une guérisseuse. Elle se marie avec John et part au village de Salem. En 1692, a lieu le procès des sorcières de Salem et Tituba est arrêtée, oubliée dans sa prison jusqu'à l'amnestie générale qui survient deux ans après. Maryse Condé la réhabilite, l'arrache à l'oubli, et la ramène dans son pays natal, la Barbade. Un beau roman à redécouvrir. Odile a beaucoup apprécié un grand succès de librairie, "Les yeux de Mona" de Thomas Schelsser, paru en janvier 2024. Un grand-père fantasque et érudit initie sa petite fille chaque mercredi à une oeuvre d'art. Ils vont sillonner le Louvre, Orsay et Beaubourg. La petite fille va découvrir la beauté à travers les regards de Botticelli, Vermeer, Goya, Courbet, Kahlo, Basquiat pour citer quelques artistes. Un livre à conserver dans sa bibliothèque pour comprendre le monde de l'art. Danièle a présenté un récit autofictif de Marielle Hubert, "Il ne faut rien dire", publié chez P.O.L. en janvier 2024. Ce livre traite de la délicate question de l'inceste. Comme je l'ai lu aussi, je consacrerai un billet entier dans ce blog.
lundi 15 avril 2024
Atelier Littérature, 2
Je poursuis l'évocation des lectures concernant les relations "frères et soeurs" dans les romans. Annette, Geneviève M. et Odile ont bien apprécié le roman de Karine Tuil, "Tout sur mon frère", publié en 2005. Deux frères, Amo et Vincent, issus de la petite bourgeoisie, se heurtent tant ils sont différents. Vincent, le trader, adore la réussite, le luxe et les amours tarifiées. Amo, l'aîné, choisit la littérature et raconte la vie familiale. Mais, un jour, leur père tombe malade et leur demande de renouer un impossible dialogue. Cette épreuve familiale va transformer leur relation fraternelle. Les fantômes du passé resurgissent et ce retour aux sources de leur enfance va changer la donne. Karine Tuil excelle dans les huis-clos familiaux, traversés par des passions parfois destructrices comme le goût de l'argent, du sexe et du pouvoir. J'ai constaté que ce roman n'a pas du tout ennuyé les trois lectrices de l'Atelier. Un des meilleurs romans de Karine Tuil. Danièle a choisi un roman hors liste sur le conseil d'une libraire, "Le Moulin sur la Floss" de George Eliot, paru en 1860. Virginia Woolf écrivait : "Relire les romans de George Eliot nous procure toujours la même énergie et la même chaleur à tel point qu'on ne veut plus la quitter". La toute jeune et idéaliste Maggie Tulliver forme avec son frère Tom un couple lié par un amour indestructible. Leur père a fait faillite et il a été obligé de vendre le moulin. Il en meurt de chagrin et Maggie s'ennuie dans sa nouvelle vie. Elle se rapproche d'un jeune homme sensible et cultivé au grand dam de Tom. Ce roman que Danièle n'a pas encore fini de lire l'enchante. J'avais hésité à intégrer George Eliot dans ma liste des romancières anglaises de mars. Danièle nous a donné envie de la lire ! Odile a choisi le seul essai de la liste, "Faire famille. Une philosophie des liens", de Sophie Galabru, paru chez Allary. Ce livre a beaucoup intéressé Odile car le thème de la famille ne laisse personne indifférent. Il est question des répartitions des tâches et des biens, des rapports hiérarchiques, de protection, de violence, des nouvelles formes de famille. L'autrice parle aussi d'elle et de sa famille. Son grand-père est le grand comédien Michel Galabru. Son essai permet de mieux comprendre les liens familiaux et de mieux les vivre. (La suite, demain)