vendredi 7 mars 2025

"Ann d'Angleterre", Julia Deck

 Prix Médicis en 2024, le récit autobiographique de Julia Deck, "Ann d'Angleterre", publié au Seuil, évoque sa mère, Ann, d'origine anglaise. La narratrice relate son pressentissement : "On y pense ou on n'y pense pas. J'y pense depuis trente ans". En avril 2022, Julia Deck découvre le corps inanimé de sa mère, âgée de 84 ans, dans sa salle de bain. Atteinte d'une hémorragie cérébrale, elle a passé vingt-huit heures toute seule, sur le carrelage. L'ambulance la conduit aux Urgences et elle va rester à l'hôpital pendant six mois. Pour sa fille, cet événement est une catastrophe. Sa mère, pourtant en bonne santé, s'enfonce dans un abîme sans fin. Deux récits s'alternent après ce drame prévisible, celui du passé d'Ann en Angleterre et en France et son présent à l'hôpital. La narratrice affronte ces bouleversements et l'écriture de ce journal intime l'aide à passer ce cap Horn de la vieillesse naufragée : "C'est l'ordinaire des mères et des filles enchaînées par un cordon d'acier". La narratrice raconte avec un certain humour le périple hospitalier de sa mère : urgences, médecins impuissants, soins négligents, manque de personnel, administration inhumaine. Un monde médical à la dérive malgré ses performances techniques évidentes. Les internes "gèrent le flux" et "font tourner les lits". Une assistante sociale n'attend que le placement d'Ann Deck dans une maison de retraite médicalisée. Comme sa mère commence à perdre la mémoire, il est urgent de rassembler les souvenirs pour évoquer sa vie. La biographie maternelle se charge de déminer la violence du présent à l'hôpital. Eleanor Ann, née en 1937, à Billingham, une cité ouvrière, quitte son pays pour tenter l'aventure parisienne. Après des études d'histoire, elle enseigne l'anglais à des employés de Colgate et d'une banque. Sa mère rencontre François et donne naissance à son unique fille, Julia. Femme libre et cultivée, elle "a traversé la guerre, la reconstruction, la Nouvelle Vague, la dolce vita, les swinging sixties". La  narratrice ne supporte pas la déchéance physique et intellectuelle de sa mère. Leur relation n'est pas toujours sereine et apaisée. Bien au contraire. Tout l'art de l'écrivaine s'imprègne de l'ambiguité des sentiments familiaux entre amour et exaspération. Un secret de famille effleure le récit concernant une cousine anglaise que sa mère adorait tout particulièrement. Julia Deck dévoile aussi ses périodes dépressives, sa vie d'écrivain entre salons et signatures. La maladie de sa mère se dégrade au fil des jours. Sa mère refuse de partir dans un EHPAD (mot technique déshumanisé), mais le réel s'impose et elle intègre une maison de retraite. L'écrivaine rend un hommage touchant à une femme du XXe siècle, forte et indépendante, une mère responsable de sa vie et de celle de sa fille. Ann et Julia. Un beau récit autobiographique à lire sans hésiter.