vendredi 14 mars 2014

"Sauf les fleurs"

Voici un premier roman de qualité, écrit par un jeune écrivain, Nicolas Clément, et édité chez Buchet-Chastel en 2013. Ces 75 pages se lisent d'une traite, sans pause et on en ressort assommée par cette histoire sombre et tragique mais aussi épatée par l'audace littéraire de ce nouveau venu dans les lettres françaises. J'espère qu'il poursuivra sa "carrière" en littérature tellement son premier "galop" dans une série d'obstacles (trouver un éditeur, rencontrer son public et continuer ce concours) me semble très réussi. L'histoire est simple : Marthe raconte sa vie quotidienne dans une ferme avec la présence de Léonce, son petit frère et ses parents. Mais, cette ferme ne ressemble pas au paradis terrestre : son père est un homme violent et il bat sa femme. Cet homme rustre et primaire va aller encore plus loin dans sa conduite inqualifiable : il va blesser sa femme jusqu'à la mort. Après l'enterrement de sa mère, Marthe quitte son pays avec son jeune compagnon pour Baltimore et Léonce est confié à une famille d'accueil. Marthe va trouver la force de survivre grâce à sa découverte du... grec ancien. Elle écrit : "Je ferai des études pour être professeur de grenier et de livres anciens". Plus loin, elle ajoute : "Je trouve dans le grec ce que je cherchais sans pouvoir l'obtenir : un temps qui m'appartient, une terre natale enfouie sous mes sarments de petite fille, une passion qui bat sans me priver, plus sûre que le sang capricieux qui m'arrose, plus calme que la brûlure des familles." Je ne dévoilerai pas le final de ce petit roman en nombre de pages mais d'une grande intensité émotionnelle. J'ai apprécié la structure en petits paragraphes avec une utilisation du temps très efficace (Marthe, âgée de 12 à 18 ans), le style percutant, souvent imagé, et semé de formules elliptiques "coup de poing", l'histoire de cette famille où la tragédie va surgir à la fin du roman, et surtout le portrait de Marthe, une petite fille battante, résolue et d'une force qui ressemble à celle de sa grande sœur, Antigone (encore une femme grecque). Un premier roman remarquable !

jeudi 13 mars 2014

"1000 émotions"

Ce petit livre tout rouge se lit comme un jeu de mots : "1000 émotions qui n'ont pas de nom" de Mario Giordano, un auteur allemand (et non italien). Cette longue liste démarre par ces mots : "l'ivresse de voir la mer pour la première fois" et les phrases s'enchaînent les unes aux autres avec un désordre poétique évident, mais cette impression de fourre-tout, de mots en vrac, s'attenue grâce à la structure de la numérotation. Le lecteur(trice) peut lui aussi feuilleter le recueil "émotionnel" au hasard des pages. On peut aussi lire 20 émotions par jour, ou on peut commencer par la millième... Les émotions revendiquées par l'auteur concernent la vie quotidienne, les relations sociales, l'amitié, la famille, l'auteur lui-même. Mario Giordano énumère les petites contrariétés mais évoque aussi les grands moments de joie. Il intègre les petites déceptions et n'oublie pas les grandes satisfactions. Dans ce joli bazar des émotions, je préfère vous en citer quelques unes : "La stupéfaction de voir les autres réussir avec si peu de talent", "Le délice d'un rayon de soleil sur les pieds", "La fierté d'être monté sur le Mur de Berlin en 1989", "La sérénité quand on n'a plus rien à prouver", "L'espoir de ne pas finir ses jours seul", "La stupéfaction d'être épargné par la douleur", "L'impatience dans une file d'attente", "La beauté des chants sacrés". Je pourrais prolonger l'énumération mais il vaut mieux se procurer ce livre-jeu qui ressemble au récit cocasse et ludique de Georges Perec, le beau "Je me souviens", exercice oulipien qui se veut léger par la forme imposée mais profond par le sens. J'aime bien ces ouvrages qui ne sont ni des romans, ni des essais, ni des beaux livres : ce sont des électrons libres de l'édition et les livres, hors appartenance à une catégorie précise, me sont d'emblée très sympathiques... Et si chacun de nous écrivait une émotion par jour ?

mardi 11 mars 2014

"Le don du passeur"

J'ai déjà évoqué l'essayiste Belinda Cannone dans mon blog car j'avais beaucoup apprécié "L'écriture du désir", "Le sentiment d'imposture" et "La tentation de Pénélope". En 2013, elle a écrit "Le don du passeur", un récit très délicat sur la vie de son père, d'origine sicilienne. "Ce drôle de bonhomme, ce bonhomme qui m'a aussi légué la joie, le désir d'intensité et la passion de vivre". Le récit autobiographique de Belinda Cannone se veut une étude approfondie de la vie de son père. Belinda Cannone a prévenu sa mère et sa famille qu'elle allait écrire un livre sur ce père disparu et surtout évoquer cette figure paternelle dans son authenticité et dans son amour de la liberté. Il avait rempli des carnets où il notait ses pensées, ses sentiments que Belinda nomme "affects". Passeur, cet homme a transmis à ses enfants le don de s'émerveiller devant la nature, les enfants, la vie. Il leur disait "Regarde, regarde ! Ecoute ! Sens ! Mais aussi, Imagine ! Son père était l'original de la famille, il croyait à l'éducation, au progrès et cet héritage précieux, Belinda l'analyse et le "décortique" pour montrer l'influence capitale du comportement des parents sur la vie de leurs enfants. Le portrait paternel se dessine par anecdotes successives avec un rappel permanent de la propre vie de l'auteur. Elle nous confie donc en même temps l'histoire de sa relation fille-père et se pose la question que tous les enfants doivent se poser : comment connaître, comprendre, appréhender nos "géniteurs" ? Elle va se demander si son père avait une vie "ratée" et sur quels critères baser cette intuition ? Elle écrit : "Je savais depuis toujours que la mort de mon père me causerait, en plus de la douleur de sa perte, une souffrance particulière, provoquée par l'association de son innocence et du ratage général de sa vie". Elle le compare souvent à "l'Idiot" de Dostoïevski tant son originalité, sa générosité et aussi son irresponsabilité pouvaient provoquer des tensions dans la famille. Plus loin, elle avoue avec une franchise étonnante : "Car il fut mon père et mon éducateur, mais aussi un vieil enfant inadapté qui me broyait le cœur". J'ai rarement lu des témoignages de cette qualité, et cette tentative réussie de portrait-mosaïque est une exploration de la complexité psychologique d'un homme fragile, un père attachant, un personnage de roman comme on peut tous et toutes le devenir... 

lundi 10 mars 2014

Rubrique cinéma

Les critiques n'ont pas été tendres avec ce film du réalisateur américain, John Wells, tiré d'une pièce de théâtre de Tracy Letts. "Un été à Osage County" appartient à la catégorie des longs métrages des règlements de compte où une famille se déchire, s'invective, se cache des secrets honteux et finit par éclater. Les premières images frappent d'emblée le spectateur(trice) par sa violence dans l'intimité d'un couple en crise : le mari, écrivain en fin de carrière, ne supporte plus la déchéance de sa femme, atteinte d'un cancer et qui, en absorbant une quantité de médicaments, s'est transformée en furie. Il est tellement fatigué qu'il fuit le domicile pour se suicider dans la rivière proche. La mère prévient ses trois filles et commence, à ce moment-là, le cœur du drame. Après les obsèques du mari,  le repas familial se déroule en pugilat psychologique, avec une dose d'humour noir, once de légèreté dans cette atmosphère étouffante et oppressante. La mère, interprétée par la légendaire Meryl Streep, compose une femme malade, vieillie, tourmentée. Se sentant la mort venir, elle rejette toutes les hypocrisies familiales en lançant des vérités redoutablement blessantes à ces trois filles : l'une, plutôt idiote, vit en couple avec un homme flambeur, la deuxième est amoureuse de son cousin et la dernière, jouée par Julia Roberts, va se séparer de son mari.  Dans ce déballage impitoyable, aucun personnage n'attire l'empathie du spectateur : ils ont tous un comportement "borderline". De la tante qui a trompé sa propre sœur avec son beau-frère, de la nièce qui commence à fumer des joints, du cousin immature à son père trop mou, des filles qui se reprochent leur manque d'amour et de solidarité, avec le summum de la cruauté mentale de la mère, le réalisateur montre une famille "idéale" en décomposition, phénomène assez rare dans le cinéma américain. La seule qui sort de ce magma, s'avère être l'aînée, la préférée de la mère. Elle va prendre une décision radicale : rompre le lien avec cette mère manipulatrice et cruelle. On ne s'ennuie pas dans ce type de film, que certains vont trouver trop outrancier, assez invraisemblable et irréaliste. Mais, au fond, ce film montre aussi les dysfonctionnements dans les familles : secrets cachés, malentendus inexpliqués, rancœurs accumulés, trahisons et lâchetés non démêlées. J'avais l'impression de me retrouver dans la mythologie grecque avec des parricides, des matricides, des comportements violents, excessifs et passionnels. Tragédie gréco-américaine, comédie noire, ce film à la tonalité "bergamienne" se voit avec un certaine curiosité et un interrogation dubitative tout au long des deux heures, et malgré cet échantillon d'une humanité en détresse, je conserve toute mon admiration pour l'émouvante et magnifique Meryl Streep...

samedi 8 mars 2014

Antoinette Fouque

Une date symbolique, le 8 mars, Journée des femmes, marque cette belle journée de printemps. La presse et les médias ont quand même signalé nos luttes constantes pour l'égalité dans notre monde, dominé depuis des centaines d'années par un système social plus favorable aux hommes. Les chiffres dénoncent cette inégalité dans le travail, dans la vie quotidienne (elles continuent à assumer 80 % du travail ménager) et ne parlons pas de la situation internationale, surtout en Afrique avec l'excision, la violence conjugale, la misère, l'empêchement de l'éducation, de l'école... Je ne vais pas évoquer leur vie difficile bien que d'immenses progrès (il était temps) continuent de transformer leur condition. Je veux surtout évoquer la disparition d'une femme qui a beaucoup compté pour moi : il s'agit d'Antoinette Fouque.  Elle avait co-fondé le MLF, sigle sulfureux et révolutionnaire, qui fait encore peur et qui a marqué l'histoire politique et sociale du XXème siècle. J'ai participé pour ma part de 1976 à 1982 à la mouvance féministe (du planning familial aux féministes radicales en intégrant le groupe Psy et Po, à Paris, et j'ai eu la chance de rencontrer Antoinette). Son charisme, ses idées totalement nouvelles sur la notion du féminin, son "post-féminisme" n'ont pas été d'emblée compris surtout par les féministes "beauvoiriennes" historiques... Le dépôt du sigle MLF a été ressenti comme une usurpation, un vol symbolique de toutes les luttes féminines. Ce geste a longtemps blessé les militantes qui ne voulaient pas s'organiser en parti, qui refusaient un pouvoir structuré. Antoinette a interrompu l'activisme politique des groupes en 1982, mais elle a diffusé dans la société française une influence décisive symbolique en s'appuyant sur la maison des Editions des Femmes, publiant des livres militants et aussi très littéraires (dont l'œuvre d'Hélène Cixous), des albums pour la jeunesse, indispensables pour comprendre l'inégalité homme-femme, des expositions sur les créatrices novatrices, la bibliothèque des voix. Ces années 75-85 ont été fondatrices pour la condition des femmes en France. Antoinette aurait mérité une couverture médiatique plus importante, car même disparue, son influence culturelle et politique sera vivante et vivifiante. Dans un article de très grande qualité dans le Monde du 25 février,  Elisabeth Roudinesco évoque un dialogue entre la grande historienne Michelle Perrot et Antoinette,  qui aurait donné jour à un livre, et elle écrit : "Belle réconciliation au-delà des dissensions. Il serait temps qu'un historien serein restitue à ce mouvement des femmes, plein de bruits et de fureurs, la place qui lui revient." La reconnaissance de la place des femmes dans la société passe évidemment par les livres, l'écriture, l'art, la théorie, la pensée, et... la psychanalyse. Antoinette Fouque l'avait compris  en consacrant sa vie aux femmes, en France et partout dans le monde où la domination masculine est encore très loin de disparaître.

vendredi 7 mars 2014

Revue de presse

En mars, quatre revues reposent sur ma table de chevet. Le Magazine littéraire a changé sa maquette et je regrette déjà l'ancienne formule... Nostalgie oblige, mais je reconnais que les rubriques restent inchangées et surtout que la lisibilité des textes (hélas en trop petits caractères) sur un fond plus blanc semble plus aisée. Je trouvais l'ancienne maquette plus élégante, plus "sérieuse" et je trouve que cela devient un peu lassant de toujours changer. Il faut bien se renouveler de temps en temps, mais je crois que l'ancienne maquette n'a vécu que cinq ans... Ce mois-ci, le "nouveau" Magazine a sorti le dossier central sur le cynisme ou comment une philosophie antique est devenue le fléau de notre société. On peut lire aussi un entretien avec Jonathan Coe, un article sur Michaux,  une enquête sur les romanciers argentins et les critiques habituelles sur les nouveautés.  La revue Lire a mis à l'honneur les écrivains et la guerre de 14-18 avec un sous-titre "combattre, comprendre, témoigner". Comme la littérature argentine est l'invitée d'honneur du Salon du Livre de fin mars, Lire offre aussi une enquête intéressante. Transfuge propose un dossier alléchant sur les femmes d'aujourd'hui avec des textes de Christine Angot, Alice Munro,  Maylis de Kerangal, Régis Jauffret, etc. Les rubriques cinéma sont toujours aussi originales. La dernière revue du mois, Page,  m'éclaire vraiment sur les choix de mes lectures à venir. J'ai lu les articles sur Edouard Louis, Maylis de Kérangal (décidément très sollicitée dans la presse littéraire), Hanif Kureishi sans oublier, les bons romans policiers, les essais, etc. Voilà pour le mois de mars, un printemps prometteur pour découvrir de très bons livres...

jeudi 6 mars 2014

"Opération Sweet Tooth"

Ian McEwan, écrivain anglais, vient de publier "Opération Sweet Tooth", édité chez Gallimard en janvier 2014. Ce roman était attendu depuis 4 ans, et mon attente n'a pas été déçue. J'ai retrouvé avec un grand plaisir, l'ironie insolente, l'humour à fleur de ligne et l'invention romanesque sans égal de McEwan. Il raconte l'histoire de la belle Serena Frome, diplômée de Cambridge, dans les années 70. Elle s'intéresse mollement aux mathématiques qu'elle a pourtant choisies pour ses études et préfère de loin la littérature. Elle se lie à un professeur d'histoire qui l'initie à la politique et qui lance sa carrière au sein de la mystérieuse MI5, le service de renseignements chargé de la sécurité intérieure et du contre-espionnage. Dans ces années-là, la guerre froide sévissait en Europe : la lutte idéologique anti-communiste faisait partie de l'air ambiant. La hiérarchie au sein du MI5 empêchait les femmes d'être des officiers. Pourtant, Serena grimpe les échelons et se voit confier une mission "originale" : infiltrer un écrivain anglais débutant pour qu'il produise une œuvre en toute liberté mais une œuvre à l'accent libéral. Voilà notre espionne téméraire dans la vie de cet homme, espoir dans les lettres anglaises : Thomas Haley. Elle lui présente l'agence comme une plate-forme d'aide à la création et s'engage à lui verser une mensualité pour qu'il quitte l'enseignement. Commence une histoire d'amour pourtant basée sur le mensonge et la trahison. Serena rend compte à ses chefs de "l'avancée des travaux" et réussit à leurrer parfaitement ce benêt d'écrivain, naïf et persuadé de son talent littéraire. Le roman est aussi parsemé de textes de Thomas Haley, et son premier roman rencontre un certain succès auprès de la critique. La relation des deux protagonistes se transforme en une vraie histoire d'amour mais qui espionne qui ? Thomas se nourrit de Serena pour l'écriture et Serena vit sa mission avec beaucoup de passion. Mais, un grain de sable imprévu va dérégler la machine amoureuse et une surprise attend le lecteur(trice) dans les dernières pages... Roman d'amour, thriller d'espionnage, roman de mœurs, roman sociologique, Ian McEwan est vraiment un grand écrivain !