jeudi 21 janvier 2021

"Par instants, la vie n'est pas sûre"

 Ce livre, "Par instants, la vie n'est pas sûre", de Robert Bober possède un charme mélancolique qui m'a vraiment enchantée. Publié chez l'excellent éditeur, P.O.L., l'écrivain et cinéaste écrit une très longue lettre à son ami, Pierre Dumayet. Une lectrice comme moi a suivi toutes les émissions de Pierre Dumayet qui m'a fait comprendre que lire, c'était multiplier sa vie. Ses rencontres avec des écrivains prestigieux qu'il a réalisées avec Robert Bober font partie de l'histoire littéraire de la télévision qui ne prenait pas à cette époque les téléspectateurs pour des cerveaux disponibles et lessivés par la facilité et par la vulgarité. "Lectures pour tous", "Lire, c'est vivre" restent des modèles du genre et même notre animateur actuel, François Busnel est plus un héritier de Bernard Pivot que de Pierre Dumayet, disparu en 2011. Robert Bober arpente le quartier parisien de la Butte-aux-Cailles avec son petit fils, Joachim. Il a passé son enfance avec ses parents et se souvient de son meilleur ami, Henri Beck, emporté dans la rafle du Vel d'hiv et qu'il ne reverra jamais : "Je suis au café mais qui m'attend ici ? Je suis ici et j'écris. Oui, je continuerai à t'écrire puisqu'il paraît que tu n'as de vie que parce que je suis encore vivant". Il passe aussi dans la rue, la rue Vilin, où a vécu un de ses amis les plus chers : Georges Perec. Le Paris qu'il nous raconte ressemble à celui du photographe Doisneau qu'il a aussi connu. Il joue avec ses souvenirs une toccata d'une sensibilité à fleur de peau : "Pour écrire ce livre, mon cher Pierre, s'il le devient, je vais laisser venir les souvenirs. Le laisser mijoter. Mijoter". Le narrateur ouvre des dossiers dans sa bibliothèque et relate des amitiés, des rencontres, des scènes de travail, des lectures toujours passionnantes. Le lecteur(trice) déambule en toute liberté dans un livre "en vrac", sans ordre précis, au fil des digressions et des envies de l'auteur. Il évoque souvent des poètes (Pierre Reverdy),  des écrivains (Erri De Luca), la découverte de la pensée hassidique, la survie du yiddish, ses films importants. Il avait appris le métier de tailleur avec son père et quand il rencontre François Truffaut, celui-ci lui confie le rôle d'assistant. Sa vocation de réalisateur s'est confirmée au fil du temps et il faut revoir l'émouvant "Récits d'Ellis Island" d'après un texte de Georges Perec. Un homme a aussi beaucoup compté pour lui : son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens, décédé tragiquement dans un accident de la route en 2018. Le chapitre qu'il lui consacre est particulièrement émouvant. "Par instants, la vie n'est pas sûre", au titre si vrai, est illustré de nombreuses photos sépia qui rappelle l'ouvrage de Roland Barthes, "La Chambre claire" sur le rôle de la photographie. Raphaëlle Leyris, journaliste au Monde des Livres, qualifie la démarche de l'écrivain : "Un souci de la justesse, un refus de l'emphase et du pathos qui font la beauté lancinante de ce livre où l'on apprend à écouter et à regarder les autres, à cheminer avec ses vivants et ses morts, en se rendant disponible aux rencontres et aux surprises". Lire ce récit autobiographique est un régal et j'oubliais de révéler l'âge de l'écrivain : 89 ans ! 

mardi 19 janvier 2021

Hommage à Vassilis Alexakis

 Quand j'ai appris le décès de Vassilis Alexakis à 77 ans, j'ai ressenti une certaine tristesse que j'éprouve dès qu'un écrivain disparaît, quitte notre monde. La voix d'un écrivain se retrouve dans ses œuvres et on peut, grâce à l'écriture, poursuivre le dialogue avec ces hommes et ces femmes de langage. Son dernier roman, publié en 2015, "La Clarinette", évoquait le coma de son pays, la Grèce, en crise économique grave. L'humour latent de l'écrivain franco-grec constituait sa marque de fabrique. Il disait en parlant de la mort : "Quand j'étais petit, je pensais que les morts nous regardaient du haut du ciel. Je croyais que les étoiles étaient leurs cigarettes allumées. Et quand je voyais filer une étoile, je me disais : "Tiens, il y a un mort qui vient de jeter son mégot pour aller dormir". Né à Athènes en 1943, il part à Lille en 1960 pour suivre les cours de l'Ecole de journalisme. Il revient en Grèce mais fuit son pays à l'arrivée des colonels. Il travaille alors pour le journal La Croix, puis pour Le Monde. Il vivra de travaux journalistiques et d'émissions de radio. Son œuvre est forgée par deux cultures : le patrimoine français et celui de la Grèce. Il compose ses trois premiers romans en français puis, reprend le chemin de la langue d'origine, le grec : "Je ne trahis aucune des deux langues et aucune ne me trahit". Ses romans racontent toujours des histoires un peu loufoques, souvent originales. Comme l'écrit l'écrivain Jacques Meunier : "Alexakis est un homme émerveillé. Il ne vit pas sur un tas d'or, non. Il a trouvé seul son propre filon : lui-même. Il est comme un double à la recherche incessante de son être. Il s'est pris en filature. Roman après roman, l'enquête progresse". Il traite aussi bien de l'homo sapiens dans "Le premier mot" comme du Mont Athos dans "Après J.-C.", la langue africaine, le sango, dans "Les mots étrangers", et toujours des récits mêlant le romanesque avec sa propre biographie. Ouvrir un de ses livres provoquait toujours une surprise détonante et un étonnement admiratif. Il évoque ses parents, ses compagnes, sa vie à Paris comme à Athènes. Proche de la gauche radicale en Grèce, la crise l'inquiétait beaucoup et cette injustice faite à son pays le révoltait. Pour ma part, comme j'aime infiniment ce pays contrasté entre sa gloire du passé et ses difficultés du présent, je lisais Vassilis Alexakis avec beaucoup d'intérêt. Il était l'ambassadeur d'une culture binationale et ces écrivains venus d'ailleurs comme Jorge Semprun, Hector Bianciotti, Nina Bouraoui, Andréi Makine, Nancy Huston apportent à la littérature française une âme supplémentaire. Pour retrouver le charme de cet écrivain franco-grec, il suffit d'ouvrir un de ses livres et on se retrouve dans la lumière grecque, une lumière unique au monde. 

lundi 18 janvier 2021

"Le Palais des Orties"

Le roman de Marie Nimier, "Le Palais des Orties", est passé un peu inaperçu car il est sorti en fin août et s'est englouti dans la marée montante des nouveautés. Pourtant, il se lit avec un vrai plaisir. Parler d'orties semble quelque peu décalé, marginalisé. Cette herbe urticante et désagréable n'attire pas la sympathie. Mais, les protagonistes de l'histoire sont convaincus du contraire. Simon et Nora ont hérité de la ferme parentale et ont décidé de cultiver cette plante qui possède des vertus diurétiques, antalgiques, anti-inflammatoires et même fertilisantes sous forme de purin. Nora a beaucoup d'imagination pour transformer ce produit atypique : création de soupes, de pesto, de crème dermatologique. Le couple d'agriculteurs vivote avec ce projet non rentable pour le moment. Entourés de leurs adolescents, ils forment une famille unie et harmonieuse. Un jour, arrive une woofeuse, terme anglais non traduit à qui le couple offre le gite et le couvert en échange de services à la ferme. Cette jeune femme à la peau mate s'appelle Fred. Surprise, elle sait tout faire : la plomberie, la cuisine, les soins aux animaux, les travaux sur les orties. Nora va vite succomber au charme de la jeune fille rebelle : "Fred n'est pas une fille, c'est une drogue. Il suffit de la côtoyer pour avoir des hallucinations".  Fred séduit toute la famille et en particulier, Nora. Alors qu'elle s'imaginait Fred dans les bras de son mari, ce sont les bras de Nora qui enlacent la jeune woofeuse. Elles se retrouvent en cachette pour vivre leur relation amoureuse illicite et clandestine. La famille ne voit guère leur passion qu'elles vivent avec une évidence audacieuse, même à l'intérieur de la maison. Nora découvre une dimension insoupçonnée de sa personnalité : elle éprouve une nouvelle sensualité, savoure une complicité étonnante et envisage même de quitter son mari pour partir loin de la ferme. Leur histoire va-t-elle perdurer ? Quand le village se réunit pour la Fête de Saint Rufin, tout explose dans la vie de Nora. Marie Nimier, en botaniste avertie, évoque cette culture de l'ortie comme une parabole de l'amour "piquant" au sein d'une famille. La passion entre les deux femmes dérange la communauté, provoque des désordres, attire les insultes homophobes. Cette idylle amoureuse semble impossible à vivre mais restera un point d'orgue dans la mémoire des deux héroïnes. La vie reprend sa forme habituelle, consensuelle et conforme à la normalité. L'amour hors sentier ressemble à ces orties symboliques : ça pique le cœur qui souffre et l'écharde reste longtemps en soi. Nora et Fred, un couple inédit et surprenant. Ce roman aurait mérité une plus grande attention dans la presse littéraire. 

vendredi 15 janvier 2021

Un confinement hivernal

 La nouvelle est tombée : le gouvernement a tranché en faveur d'un couvre feu à partir de 18H. Pour une retraitée comme moi, cela n'aura pas de conséquence car, déjà, je me confine volontairement chez moi près de mon poêle. Il suffit d'aller en ville en fin d'après-midi pour fuir ce moment tellement les embouteillages figent la circulation. Bienheureux, les retraités qui n'ont pas l'obligation de faire leurs courses le soir... Par contre, j'imagine bien les contraintes des salariés bousculés dans les horaires de leur travail qui devront rentrer chez eux sans avoir le temps de s'arrêter devant une boulangerie. Avant un confinement strict comme en mars, nos gouvernants veulent maintenir la vie sociale pour les scolaires, pour les salariés et pour ceux qui veulent prendre l'air. L'hiver déjà nous cantonne plus souvent chez soi comme à Chambéry où il pleut depuis cinq jours. La Covid aussi se transforme au fil du temps et certains virus menacent encore plus dangereusement. Ces "variants" feront des dégâts encore plus graves que celui qui nous empêche de vivre normalement. Quelle époque aux accents apocalyptiques ! J'ai lu récemment un article de la philosophe, Claire Marin, dans le journal Le Monde. Elle évoque la crise sanitaire : "Pour traverser et supporter une épreuve, on a d'abord besoin de se dire qu'elle aura une fin, qu'elle ne durera pas indéfiniment et qu'elle a un sens : qu'elle permettra une clarification des lignes, une redéfinition plus satisfaisante de notre existence, un changement social, politique, économique". La philosophe admet que ce genre d'épisodes pourrait resurgir à l'avenir et nous devons nous préparer à "l'idée de devoir vivre autrement". Repenser le monde du travail, du soin, de l'enseignement, des relations humaines. Hier, j'ai vécu l'expérience d'une visioconférence concernant l'atelier philo. Les échanges m'ont semblé insatisfaisants, les connexions parfois chaotiques. La parole d'Agnès, notre professeur de philosophie, a quand même cheminé dans nos oreilles mais l'attention faiblissait au fil des heures. Quand les rencontres reviendront dans un espace physique, on se sentira pleinement humains. Comme le dit Claire Marin, "notre vie n'est pas un fond d'écran sur lequel nous pouvons ouvrir une multitude de fenêtres en même temps". Vivement ce sacré vaccin considéré comme une denrée rare. Cette lenteur vaccinale me rappelle la faillite de l'Etat pour nos chers masques protecteurs. Je laisse encore la parole à la philosophe : "Qu'est-ce qui nous est vraiment essentiel ? Pouvoir se mêler aux autres, dans des espaces communs, comme les restaurants, les cafés, les cinémas ou les piscines et les terrains de foot est un besoin essentiel nécessaire à notre équilibre psychique. Nous sommes des animaux sociaux".

jeudi 14 janvier 2021

"L'été avant la nuit"

 J'ai écouté une émission sur France Culture concernant Doris Lessing. Pourquoi Doris Lessing ? Cette écrivaine anglaise à l'œuvre protéiforme m'avait vraiment passionnée à partir des années 70 quand j'avais découvert son "Carnet d'or". J'ai presque tout lu : "Des enfants de la violence" aux "Carnets de Jane Sommers" en passant par ses mémoires, ses nouvelles et ses essais. Seuls, les romans de science-fiction ne m'ont pas attirée. Je connais bien cette grande dame des lettres britanniques, née en 1919 et morte en 2013 à l'âge de 94 ans. Elle a reçu le prix Nobel de Littérature en 2007 pour son talent de "conteuse épique de l'expérience féminine, qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée". Sa réputation de femme engagée dans le marxisme, l'anticolonialisme et l'anti-apartheid lui a donné une image de rebelle, d'anticonformiste et de féministe sans qu'elle le revendique. En furetant dans les cabanes à livres, j'ai découvert un livre de poche de Doris Lessing, "L'été avant la nuit" que je n'avais pas lu. Quel plaisir de retrouver la prose de Doris Lessing ! Ces pages n'avaient pas pris une ride et me plongeaient pourtant dans l'univers de ma jeunesse. La condition féminine a pourtant bien changé depuis des décennies avec des conquêtes irréversibles. Pourtant, en suivant les traces de Kate Brown, je me sentais sa contemporaine. A quarante trois ans, Kate a consacré plus de vingt cinq ans à sa famille et à sa maison. Mais, l'été qui vient semble ne plus ressembler aux précédents. Son mari, neurologue de renom, part travailler aux Etats-Unis. Ses quatre enfants quittent le foyer pour leurs études et s'éparpillent pendant leurs vacances. Un cycle se ferme. Comment va-t-elle prendre ce tournant ? La voilà disponible et seule. Un ami de la famille connaissant ses compétences dans les langues lui propose un poste d'interprète pour remplacer un employé absent. Elle se lance dans cette opportunité avec un soulagement certain et elle se révèle très efficace dans les congrès de l'ONU. A Istanbul, elle séduit un jeune américain qui l'embarque dans une virée en Espagne. Mais, son aventure amoureuse se termine mal car le jeune homme tombe gravement malade. Son retour à Londres ne se passe pas comme prévu. L'été se déroule dans une solitude volontaire, ponctuée de rencontres éphémères avec sa colocataire et ses amis. Kate finira par surmonter son angoisse de vieillir, de se sentir délaissée par les siens : "Elle savait à présent, elle se trouvait finalement obligée de le comprendre, que toute sa vie un fluide invisible l'avait soutenue : l'attention des autres. Mais le fluide s'était évaporé". Dans ce roman de l'âge mûr, Doris Lessing raconte le sort des femmes qui ont usé leurs forces au service des autres, de leur mari, de leurs enfants. L'équilibre est rompu quand tout son entourage prend le large... Ce portrait de femme vouée à la "servitude volontaire", publié en 1973, ouvre le grand bal des interrogations sur la soumission millénaire de la condition féminine. Doris Lessing, Simone de Beauvoir, un air de famille, tout de même... Deux écrivaines intellectuelles dans le bon sens du terme qui posent les jalons d'un féminisme humaniste et universaliste. 

mercredi 13 janvier 2021

La Meilleure Série de 2020

 Je regarde avec plaisir des séries de qualité surtout anglaises, scandinaves, italiennes, espagnoles et même françaises... Mais dans ce maquis audiovisuel qui est devenu un marché exponentiel, il existe aussi de vrais navets, des objets vulgaires comme on en trouve encore au cinéma. Dans ce labytrinthe d'images spectaculaires, des personnages grotesques apparaissent à l'écran comme des vampires, des zombies, des hurluberlus, des héros caricaturaux, des femmes fatales avec une exploitation des bas instincts (sexe et violence). Il faut passer son chemin devant cette production commerciale. Je ne regarde souvent que les bonnes séries d'Arte, de la BBC, de Canal Plus et j'ai bien repéré les sites qui diffusent de bonnes séries avec les qualités visuelles authentiques, un scénario crédible, un arrière-plan historique, des personnages solides et profonds et une intrigue intelligente. Je pourrai citer quelques titres à voir : "The Crown", "Vikings", "Baron noir", Le Bureau des Légendes", "You", "L'amie prodigieuse", "Unorthodox", "Homeland', "The Affair", "Les Sauvages", "Borgen", etc. Mais, dans toutes les séries de l'année dernière, "Patria", diffusée sur Canal Plus, m'a particulièrement intéressée. Produite par HBO Europe, elle est basée sur le roman du même nom de Fernando Aramburu, publié chez Actes Sud. Créée et écrite par Aitor Gabilondo, les huit épisodes racontent l'histoire de deux femmes : Bitorri et Mirren emportées par la tragédie basque. L'ETA, l'organisation séparatiste basque, dépose les armes en 2011 après des décennies de conflit : plus de huit cents morts par attentats aveugles et horribles. A travers deux familles déchirées par ces années de violence, la série développe le conflit entre deux amies. Bitorri, veuve d'un entrepreneur assassiné par un commando de l'ETA, revient dans son village qu'elle avait quitté après la mort de son mari. Il avait refusé de payer les pots-de-vin exigés par les terroristes. Mirren appartient à la mouvance des Basques en lutte et un de ses fils a rejoint les rangs de l'armée clandestine.  L'obsession de Bittori s'épuise sur la question suivante : qui a tué son mari ? Est-ce le fils de Mirren ? Le récit fictionnel navigue entre le présent des deux familles et le passé du drame insupportable. D'un côté la force tranquille des Basques traditionnels, de l'autre, des militants fanatisés par leur cause politique. Ces "gudaris" de l'ombre étaient soutenus par une large population surtout au Pays Basque espagnol qui les considérait comme des héros. Bittori va enquêter dans le village pour enfin découvrir la vérité. Cette série révèle des êtres magnifiques de dignité, de bonté et de résilience. J'ai beaucoup aimé "Patria" et je lirai le roman de Fernando Aramburu, traduit dans une quinzaine de langues et vendu à plus de 600 000 exemplaires. J'ai vécu cette période intense à Bayonne quand j'étais libraire et tout ce passé sensible m'est revenu à la mémoire comme une piqûre de rappel. Cette époque de terrorisme basque a traumatisé de nombreuses générations et reste encore une écharde douloureuse dans l'identité des basques. Ce livre doublé d'une série a fait naître un débat en Espagne où le radicalisme dans les luttes politiques pose un problème universel. Quand la littérature s'adapte aux séries, la qualité est souvent invitée dans la réalisation télévisuelle. Emotion garantie devant cette "poignante galerie de personnages fracassés" et un éternel retour où la question du terrorisme est toujours d'actualité. 

mardi 12 janvier 2021

"East Village Blues"

 Chantal Thomas, écrivaine discrète et élégante, s'est souvenue de New York dans les années 70. Elle ne cesse d'exploiter et d'explorer à notre grand bonheur sa mémoire comme un champ fertile en émotions, sensations, pulsations. Ce texte, paru en 2019, est sorti dans le Livre de Poche que j'ai emporté dans mon sac. Je l'ai lu dans l'avion qui me menait à Biarritz et je retrouvais dans ces mots la même apesanteur, la même légèreté d'être. Suspendue dans les airs comme dans les mots de Chantal Thomas. Je connais sa passion des cafés mythiques, des voyages atypiques, des histoires décalées. Elle a aussi évoqué la liberté, la souffrance, Casanova, Sade, etc. Son récit magnifique, "Souvenirs de la marée basse", racontait sa mère, son éternelle fuite dans la natation et sa fugue parentale. Dans "East Village Blues", la narratrice entame "une méditation sur le temps perdu et sur la manière dont on est constitué par ce temps perdu". Elle n'exprime aucune nostalgie sur ces années 70, années de sa jeunesse vagabonde où elle part à la découverte de cette cité tentaculaire. Elle loge chez une amie d'amie, Cynthia, qui l'introduit dans les milieux féministes et dans les fêtes spectaculaires qui se déroulaient dans les appartements. Cette époque festive reflète une certaine attitude dans la vie, composée de désinvolture, de libertinage, où l'alcool et la drogue stimulaient l'art, la création littéraire, la poésie, le militantisme politique. Des spectres célèbres traversent le récit comme Andy Warhol, Kerouac, Ginsberg, Burroughs. Des anecdotes sulfureuses tapissent en catimini ce texte d'atmosphère. Chantal Thomas utilise son style feutré, coulant, rêveur pour nous plonger dans un monde disparu mais pourtant retenu dans les filets d'une mémoire impressionniste. Quand elle revient dans ce quartier en 2017, les traces de toute cette vie d'artistes marginaux se révèlent sur quelques graffitis comme à Pompéi... Les bars, les fêtes, les peurs, les amours, tout est décrit avec une intensité qui provoque, malgré tout, une nostalgie douce et mélancolique. Cette époque des années 70 à New York  n'est jamais aussi bien décrite que par une jeune étudiante venue de France pour découvrir un monde américain audacieux, avant-gardiste et libertaire. Un ouvrage indispensable pour les amoureux de New York, de la contre-culture et d'une certaine folie urbaine.