Philip Roth a écrit en 2004 une uchronie (récit d'événements fictifs à partir d'un point de départ historique), "Complot contre l'Amérique", se déroulant dans les années 40 aux Etats-Unis. Le narrateur, qui porte le nom de Philip Roth, raconte ses souvenirs d'enfance au sein d'une famille juive dans le New Jersey. En 1940, le président Roosevelt n'est pas réélu et c'est l'aviateur Charles Lindbergh, sympathisant du régime hitlérien, isolationniste et antisémite, qui devient président après une campagne imprégnée d'un pacifisme défaitiste et d'un antisémitisme rampant. A partir de ce changement historique imaginaire, l'écrivain américain brode avec son génie habituel une histoire passionnante. La montée de l'antisémitisme est décrite d'une façon subtile et la famille du narrateur subit des actes insupportables comme leur rejet d'un hôtel parce que juifs. Des personnages contrastés traversent cette uchronie. Il met en scène sa propre famille : Herman, son père lucide et courageux, Bess, sa mère généreuse, Sandy, son frère aîné naif et passionné de dessin. Pour compléter le tableau, il faut ajouter un neveu délinquant, une tante et son rabbin collaborateurs, des voisins, un journaliste troublion. L'écrivain imagine l'esprit de résistance de ses parents qui, depuis le début, ont compris le danger mortel de Lindbergh alors qu'il dénonce la lâcheté d'une partie de sa famille. Dans un article du Monde des Livres, Josyane Savigneau, amie de l'écrivain, dévoile la matrice du roman : "Pourquoi et comment, avons-nous échappé au sort des Juifs d'Europe ?". Malgré la présence de l'antisémitisme en Amérique, Philip Roth rend hommage à la démocratie qui a empêché l'effroyable Holocauste sur le continent américain. Ma deuxième lecture du roman, quinze après, m'a semblé plus percutante, plus sensible que dans le passé. Je pensais que l'antisémitisme était moins prégnant dans notre société mais, l'actualité depuis le 7 octobre montre le contraire. Ce livre salutaire et décapant conserve toute sa force de conviction sur les faiblesses de la démocratie et sur l'avénement du totalitarisme. Ce vingt-sixième roman de Philip Roth mêle la petite histoire familiale à la grande et comment les individus réagissent face au chaos. Un grand roman à découvrir.
des critiques de livres, des romans, des moments de lectures, des idées de lecture, lecture-partage, lecture-rencontre, lectures
lundi 28 avril 2025
vendredi 25 avril 2025
"2084 : la fin du monde", Boualem Sansal
Toujours dans le cadre de l'Atelier, j'ai lu la dystopie de Boualem Sansal, "2084 : la fin du monde", publié chez Gallimard en 2015. Ce roman a reçu le Grand prix du roman de l'Académie française et le magazine Lire l'avait choisi comme le meilleur livre de l'année. Boualem Sansal situe son roman en Abistan, un royaume immense du prophète Abi, le représentant de Yölah sur terre. Le peuple est devenu amnésique et soumis à ce dieu unique. Comme dans le livre de George Orwel, "1984", le système surveille et contrôle tous les habitants qui parlent une langue unique, l'abiland dont le vocabulaire a été fortement allégé. Le personnage principal, Ati, sent l'appel de la liberté, se met à douter et cherche à comprendre son pays en proie au totalitarisme religieux qui ressemble évidemment à l'islamisme intégriste actuel. Il découvre l'existence d'un peuple de renégats, vivant dans des ghettos sans références religieuses. L'intrigue se concentre sur la découverte d'un village ancien par un archéologue, Nas. Cette découverte mettrait en question l'existence d'Abistan. Mais, la dictature religieuse veut s'approprier le village pour en faire un lieu de pélerinage. Ati, accompagné de son ami Koa, va entreprendre un voyage dans le pays en quête de la vérité historique. Je ne dévoilerai pas la fin de cette dystopie religieuse pour conserver son intérêt. Fable, parabole, ce texte dénonce le cauchemar totalitataire islamiste et il a fallu un courage incroyable à Boualem Sansal pour écrire ce pamphlet glaçant qui met en garde toutes les démocraties du danger d'un totalitarisme politico-religieux. En exergue, il faut retenir cette réflexion : "La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n'est plus fort qu'elle pour faire détester l'homme et haïr l'humanité". L'obscurantisme règne dans ce pays conquis par les "croyants", des croyants aveugles. Ati soupçonne qu'il existe un autre monde : "Il vivait dans un monde mort, et c'était au coeur du drame, au fond de la solitude, qu'il avait eu la vision bouleversante d'un autre monde, définitivement inaccessible". Ce roman dystopique puissant, d'une actualité brûlante, n'est pas dépourvu d'humour et d'ironie malgré la noirceur abyssale de ce pays effrayant. Servi par un style somptueux, "2084" est un classique contemporain, un des plus grands romans du XXIe siècle à découvrir de toute urgence. Et Boualem Sansal est toujours en prison à l'heure où j'écris ce billet...
mercredi 23 avril 2025
"Le Meilleur des Mondes", 2, Aldous Huxley
John, le Sauvage, vit un choc culturel dans ce "meilleur des mondes". Le Directeur du Centre d'Incubation tente de confondre Bernard devant tous les travailleurs du Centre. Mais, il contre-attaque en présentant John comme le fils du directeur qu'il a eu avec Linda de manière "vivipare". Le Directeur finit par démissionner et Bernard triomphe en utilisant John dans ses soirées comme un animal de foire. Linda, l'amante de Bernard, tombe amoureuse du jeune homme mais leurs différences de comportement aboutissent à une mésentente inévitable. Beaucoup d'incidents surgissent dans le parcours de ce personnage, le seul humain émotif du roman : la mort de sa mère, sa lutte contre la drogue, le soma, son exil dans une île. Comment Aldous Huxley le définit dans son humanité ? Il lui donne "une forte conscience du tragique de la vie", des épreuves à surmonter. Il ressent l'amour comme la tristesse, et contrairement aux "fordistes" figés dans leur drogue, le soma, sa capacité émotive lui sert de guide. Cet homme de l'ancien temps contrôle sa violence, ce qui le différencie de la barbarie et son surnom de Sauvage montre l'ironie de l'écrivain comme le titre du livre, le Pire des Mondes. Ce roman de science-fiction propose une "contre-utopie" où le progrès scientifique détruit moralement l'humanité. L'horreur de l'eugénisme se manifeste dans la classification des membres de la société en castes supérieures et inférieures. La nouvelle humanité s'est affranchie des liens fraternels et familiaux, et le bonheur artificiel circule dans les veines des individus par un psychotrope. Cette société totalitaire et inhumaine nie l'individualisme et la liberté. Aldous Huxley dénonce davantage la prise de pouvoir des machines et de la technologie sur les esprits alors qu'Orwell appuyait son texte sur le totalitarisme politique. Pour ma part, j'ai préféré "1984" au "Meilleur des Mondes". J'ai trouvé le premier plus lisible, plus fort, plus émouvant. J'avoue que je me suis perdue dans le texte touffu, dense, complexe d'Aldous Huxley même si j'ai trouvé des résonances avec notre monde contemporain comme l'emprise d'Internet et des réseaux sur les citoyens, de la consommation des drogues, du communautarisme. Aldous Huxley a publié en 1948, "Temps futurs", encore plus apocalyptique que le "Meilleur des Mondes"... Je crois que je vais m'abstenir de le lire !
lundi 21 avril 2025
"Le Meilleur des Mondes", 1, Aldous Huxley
Je poursuis ma lecture des romans dystopiques avec le "Meilleur des Mondes" d'Aldous Huxley, écrit en 1932. Je n'avais jamais ouvert ce livre mais j'avais l'impression de l'avoir lu tellement je connaissais la portée symbolique de ce chef d'oeuvre de la littérature d'anticipation. J'ai découvert avec une certain "effroi" ce texte unique dans le genre prémonitoire. Il figure à la cinquième place des 100 meilleurs romans de langue anglaise au XXe siècle. L'histoire se déroule en "l'an 632 de notre Ford". Les premières images défilent : des couveuses du Centre d'Incubation et de Conditionnement donnent naissance à des nouveaux spécimens humains. Chaque enfant reçoit des stimuli pour vivre heureux. Plus de père, plus de mère, plus de famille et l'individualisme a disparu. La société est divisée en castes : les Alpha ou l'élite dirigeante, les Bêta ou les travailleurs intelligents, les Gamma, la classe populaire et les Delta et Epsilon, les manuels. Il ne faut pas oublier les Sauvages qui vivent dans les réserves. Une Guerre de Neuf Ans a détruit les sociétés anciennes. La religion a muté et des T majuscules concernent l'Etre suprême, Henry Ford. Une drogue, baptisée "soma", règle tous les problèmes existentiels car cette mixture provoque le bonheur immédiat. Humains de laboratoire, hiérarchie sociale, totalitarisme religieux, les enfants subissent un traitement "hypnopédique" qui les conditionne dans leur sommeil. Les allusions à la maternité et à l'amour sont interdites et la sexualité n'est qu'un loisir simplifié car chaque individu peut avoir plusieurs partenaires à la fois dans un temps limité. Deux personnages, Bernard Marx et Lenina Crowne, vont surgir pour "humaniser" ce texte hautement technologique et scientifique. Bernard est une sorte de marginal subversif qui déteste le "soma", et surtout préfère la tristesse au bonheur artificiel, la randonnée, les étoiles et la nature. Le couple obtient un permis de séjour dans une réserve du Nouveau-Mexique. Ils découvrent cette société primitive où ils se reproduisent naturellement, forment des couples à vie. Surgit alors un personnage singulier, John, le Sauvage, éduqué par sa mère. Il a appris à lire dans Shakespeare. Le couple lui propose de venir avec eux pour découvrir "le Meilleur des mondes"... (La suite, demain)
mercredi 16 avril 2025
"Ravage" de René Barjavel
J'ai choisi pour l'Atelier Littérature du jeudi 24 avril quelques romans dystopiques et post-apocalyptiques qui ont marqué la littérature. "Ravage" de René Barjavel appartient à cette catégorie. Ecrit en 1943, l'auteur dénonce les dégâts du progrès scientifique et technique. Cet ouvrage a connu un succès considérable depuis sa sortie (plus d'un million d'exemplaires écoulés) et il est toujours étudié au collège. Le roman démarre par une panne d'électricité en France en 2052. Le personnage principal, François Deschamps, un jeune homme de 22 ans, monte à Paris pour les résultats d'un concours d'entrée dans une école de chimie agricole. Il veut revoir son amie d'enfance, Blanche Rouget, danseuse et comédienne. Celle-ci a rencontré un homme riche, Jérôme Seita, patron d'une radio à succès. Quand il apprend que François est un ami de la jeune fille, il s'arrange pour le disqualifier à son concours. Et Blanche accepter de se marier avec cet homme puissant. Les événements extérieurs se bousculent dans le roman : la guerre entre deux continents sud-américains et surtout une panne d'électricité géante en France. La totalité de la vie sociale et économique ne fonctionne plus. Des matériaux comme le fer "s'amollissent", ce qui entraîne l'arrêt des flux de circulation comme le métro, les automobiles, les ascenseurs, etc. Des troubles ont lieu face à un gouvernement impuissant. La population ne peut plus se nourrir et le chaos s'installe. François récupère Blanche, atteinte d'un mal inconnu, et coordonne un petit groupe pour quitter Paris et fuir en province. Un incendie brûle la capitale en tuant des milliers de victimes. Plus d'eau courante, plus de lumière, de transports. Le choléra s'est déclaré, le pays est dévasté. La petite troupe de survivants traverse le pays dans une insécurité totale. Ils parviennent en Provence dans leur village natal où de très nombreux habitants ont péri. François en chef de clan charismatique établit une vie communautaire avec des règles strictes. Une nouvelle vie à la campagne sobre et "écologique" avant la lettre. Je ne relate pas la fin du roman pour susciter l'intérêt de le lire. Cette dystopie se lit avec un certain amusement sur les prédictions de René Barjavel : vêtements moulants, agriculture intensive, aliments synthétiques, avions à décollage vertical, objets en plastique, etc. Il dénonce évidemment les outrances et les dégâts d'une modernité technologique aberrante. La vision pessimiste et écologiste d'une société technologique trop artificielle dès 1943 rejoint les mondes cauchemardesques de Wells et d'Aldous Huxley. Un roman prémonitoire à redécouvrir.
lundi 14 avril 2025
La lecture en perte de vitesse, une enquête inquiétante
Une étude du Centre national du Livre (CNL) publiée récemment, a suscité mon inquiétude : "Les Français lisent de moins en moins". Seuls, 45 % de Français déclarent lire tous les jours, sur format papier ou numérique. Je me demande toujours quels sont nos concitoyens qui ne lisent jamais ! Un mystère intégral pour moi. Les 50-64 ans battent des records d'infidélité à nos chers bouquins ou autres supports comme des journaux, des revues, des sites internet, etc. Les lecteurs et lectrices toujours actifs lisent en moyenne 18 livres par an, un chiffre en baisse de quatre points depuis deux ans. Le CNL tente des explications sur ce décrochage et l'ennemi principal de la lecture se nomme sans surprise l'écran ! Plus de trois heures d'écran par jour et seulement trois heures de lecture par semaine... Chez les moins de 25 ans, le déséquilibre s'accentue. La directrice du CNL, Régine Hatchondo, a déclaré : "Il y a eu une utopie Internet, on s'est laissé éblouir". Elle ajoute : "Il y a désormais un enfermement addictif avec le numérique. On peut parler de drogue, et en cela, de nouvelle guerre de l'opium". Des paroles fortes que l'on entend rarement dans les médias. Le smartphone, ce nouveau doudou universel, accompagne désormais notre quotidien : envoi de messages, visionnage de vidéos, réseaux sociaux, appels téléphoniques, etc. Le multitâche devient la norme de conduite surtout chez les jeunes adultes. Une seule bonne nouvelle, la lecture numérique et les livres audio ont du succès chez les 15-34 ans. Regarder des films et des séries mobilise aussi toutes les générations. Parfois, un film populaire incite la lecture comme le phénomènal "Comte de Monte-Cristo". Nous sommes tous submergés par les images et l'écran, à portée de main, ne demande aucun effort intellectuel. La lecture, par contre, exige une concentration certaine, un environnement silencieux, une attention constante pour comprendre les mots et le message du texte. Comment donner envie de lire ? Par l'exemple. Des parents lecteurs, en général, transmettent l'amour des livres mais, ce n'est pas toujours une garantie totale. Des parents qui lisent des livres à leurs enfants sont des "hussards de la république", comme l'écrivait Charles Péguy en parlant des instituteurs de l'ancien temps. La lecture reprendra un jour des couleurs quand nous serons vraiment tous saturés d'images et d'internet. La communauté des lecteurs et des lectrices perdurera encore longtemps pendant des siècles. Ce monde que Régis Debray qualifie de 'graphospère" ne peut pas disparaître. La lecture reviendra "à la mode", j'en suis persuadée. Rien n'est perdu.
vendredi 11 avril 2025
Boualem Sansal, notre Voltaire d'aujourd'hui
Je veux rendre hommage à un grand écrivain franco-algérien, Boualem Sansal, emprisonné arbitrairement par un gouvernement impitoyable et aveugle aux arguments humanitaires. Accusé d'atteinte à l'intégrité du territoire national, il est emprisonné depuis le 16 novembre 2024 et souffre d'un cancer. J'ai vu récemment un documentaire, tourné en 2010, sur Arte, un reportage très éclairant, très juste sur sa vie et sur son oeuvre. Né en 1949 en Algérie, l'écrivain raconte avec émotion le mariage d'amour entre ses parents mais, le petit garçon n'a rencontré sa mère qu'à l'âge de six ans. Il raconte son pays, déchiré par la guerre d'indépendance, les attentats, la violence, le chaos politique. Ses désillusions sur l'après-guerre se confirment au fil des ans. Ingénieur et économiste de formation, il rejoint la haute fonction publique dans le ministère de l'industrie. Il publie "Le serment des Barbares" en 1999. Sa carrière d'écrivain démarre avec force et il est reconnu aussi bien dans son pays qu'à l'étranger. Mais, il reste très critique sur son pays, sur la corruption des élites et surtout sur l'islamisation de la société. Son cri de rage sur l'asservissement du peuple algérien dérange les autorités. Comme il compare l'islamisme au nazisme, ses romans sont censurés dans son propre pays. Le site Gallimard semble très actif pour le soutenir et organise des débats pour alerter l'opinion publique bien dormante. Un écrivain qui se bat contre tous les obscurantismes ne peut pas croupir en prison. Son courage exemplaire pour sauver la liberté d'expression, la liberté tout court devrait nous encourager à suivre son exemple. Dans le texte sur le site Gallimard, on peut lire : "Boualem Sansal est une grande voix internationale de la francophonie et de l'universalisme ; son oeuvre a été deux fois récompensée par l'Académie française". Pour soutenir ce grand écrivain, il faut tout simplement lire ses romans saisissants de lucidité, d'humanisme, d'esprit du XVIIIe, le siècle des Lumières. Un ouvrage vient de paraître : "Discours pour le Prix de la paix des libraires et éditeurs allemands" du 16 octobre 2011. J'ai relevé cette citation de Boualem Sansal : "Camus disait : "Ecrire, c'est déjà choisir". Voilà, c'est ce que j'ai fait, j'ai choisi d'écrire. Et j'ai eu raison de le faire". Espèrons qu'il soit libéré le plus tôt possible.
jeudi 10 avril 2025
"Le sentiment des crépuscules", Clémence Boulouque
Trois "génies" se retrouvent à Londres en juillet 1938 : Sigmund Freud, Stefan Zweig et Dali ! Clemence Boulouque les réunit malicieusement dans son nouveau roman, "Le sentiment des crépuscules", publié chez Laffont. Freud, tout juste exilé de l'Autriche nazie, s'installe à Londres grâce à l'aide précieuse de Marie Bonaparte. Stefan Zweig, ami très proche du psychanalyste, a organisé un rendez-vous sur l'insistance de son ami peintre, le surréaliste Salvador Dali. Accompagné de sa compagne, Gala, il veut offrir une de ses toiles au maître des rêves et de l'inconscient. Un quatrième comparse partage cette rencontre, un Anglais, Edward James, poète et écrivain. Freud, âgé de 82 ans, souffre d'un cancer de la mâchoire. Sa fille Anna est présente dans cette assemblée restreinte. Stefan Zweig, toujours pondéré et modéré, semble gêné par son ami, Dali, imprévisible et surprenant. Il est dans sa trentaine et commence à être célèbre. Face à ses deux grands sages du monde ancien et d'une intelligence lumineuse à la manière d'un Montaigne, le peintre espagnol préfigure le monde nouveau après la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale. Leurs discussions diverses abordent des sujets éclectiques : des escargots à Lorca, de Vienne à l'exil, de Londres à la psychanalyse. Dans un article d'un journal quotidien, l'autrice raconte sa démarche littéraire. Comme personne n'avait évoqué cette rencontre exceptionnelle entre ces trois créateurs, elle a imaginé ce rendez-vous en se basant sur une documentation très pointue. Au crépuscule de leurs vies, les deux protagonistes principaux, Freud et Zweig, allaient mourir, l'un en 1939, vaincu par son cancer et l'autre en 1942, se suicidant avec sa nouvelle compagne, Lotte. Seul, ce jeune homme délirant a toujours "cet appétit du monde, de l'autopromotion". Le peintre espagnol déclare alors : "Je participe à la crétinisation du monde, puisque ce monde est crétin". Clémence Boulouque a voulu "humaniser" ces trois monstres sacrés dans leur destin douloureux. J'ai lu ce roman biographique par curiosité, surtout pour Freud et Zweig, bien plus attachants que Dali à la personnalité narcissique plus proche d'un adolescent que d'un adulte. A découvrir.
mercredi 9 avril 2025
"L' Annonce", Pierre Assouline
Ce roman récent, "L'Annonce", de Pierre Assouline évoque la tragédie du 7 octobre 2023 en Israël. Une citation de David Grossman rappelle le titre de son livre magnifique, "Femme fuyant l'annonce". Raphaël, un Français juif séfarade, rejoint comme volontaire civil l'armée lors de la guerre du Kippour en octobre 1973 quand la Syrie et l'Egypte ont attaqué Israël. Il se retrouve dans un "moshav", une ferme coopérative, pour remplacer un agriculteur mobilisé où il s'occupe de dindons. Il va rencontrer Esther, une jeune soldate de son âge. Chargée d'annoncer aux familles la mort de leur fils ou de leur fille, Esther remarque ce jeune Français. Ils jouent aux échecs et ils tombent amoureux. Mais, la vie les sépare car Raphaël revient à Paris. Cinquante plus tard, Raphaël retourne en Israël après les attentats du 7 octobre. Il relate la vie des civils, rencontre des manifestants de la Place des Otages, analyse les réactions des parents endeuillés. Dans un hôpital, le passé lui revient en boomerang quand il retrouve Eden, la fille d'Esther. Elle veille sur sa fille, Nuritt, victime d'un infarctus, appelé aussi le "syndrôme du coeur brisé" car, elle-même, annonce aux familles le décès de leur enfant. Raphaël va renouer avec son passé en retrouvant Esther. Pierre Assouline observe les contradictions de ce pays démocratique en proie aussi au chaos politique. Il souligne l'inconscience du pays, ne prévoyant pas cette attaque immonde car il se croyait invincible : "L'hubris, ce satané orgueil israélien qui s'est endormi sur sa réputation de supériorité et d'invincibilité". La deuxième partie du livre dans un pays déchiré révèle l'angoisse du narrateur face à cette guerre éternelle des territoires, du triomphe de la mort et de la violence. Comment témoigner dans ce fracas de l'Histoire ? Par la mémoire : "Ma mémoire est comme un cimetière, pleine de gens et de livres. A ceci près qu'ils ne meurent jamais tout à fait, les uns tant qu'on parle d'eux, les autres tant qu'on les lit". 'L'Annonce" est le deuxième roman français à évoquer le séisme tragique israelo-palestinien après celui de Nathalie Azoulay, "Toutes les vies de Théo". Un bon roman, lucide et réaliste, nuancé et empreint de doute et regrets. A découvrir
mardi 8 avril 2025
"L'autre George Orwell", Jean-Pierre Martin
La collection "L'un et l'autre" de Gallimard comporte quelques pépites d'or. Il faut souligner que J.-B. Pontalis, écrivain psychanalyste, a dirigé la collection avec le souci de réunir des oeuvres littéraires qui dévoilent "les vies des autres telles que la mémoire des uns les invente". Jean-Pierre Martin évoque dans cet essai les derniers moments du grand écrivain anglais, George Orwell. Comme j'ai découvert récemment son roman emblématique, "1984", j'ai eu envie de mieux connaître sa vie. Le titre de l'ouvrage m'a intriguée, "L'autre George Orwell", publié en 2013, et je me demandais pourquoi ce terme "autre". L'écrivain anglais se sent en marge de la société avec ses positions antifascistes. Il a participé à la Guerre en Espagne du côté républicain et son antistalinisme ne passe pas dans les rangs de la gauche. Les journaux anglais rejettent ses articles et il décide de quitter Londres après la perte de sa femme. Il est atteint de tuberculose et cette maladie le fragilise. En fuyant la ville, il veut se consacrer entièrement à l'écriture de son roman, "1984". Son écart du monde se manifeste dans un lieu improbable et inaccessible, l'île de Jura en Ecosse. Jean-Pierre Martin décrit cette ile ainsi : "Sur fond de silence et de solitude, on perçoit le bruissement de la mer. La ferme est seule en contrebas, plus seule encore que je ne l'imaginais d'après les lettres et les descriptions". Pourquoi cet isolement farouche ? Le narrateur tente une explication : "Une pulsion profonde, une intériorité exigeante, radicale, propulsant assez loin de ce que l'on croit être soi". L'autre Orwell manie la charrue, les outils, façonne son potager, soigne ses nombreux animaux de ferme, se transforme en paysan et en pêcheur-chasseur. Un retour salutaire à la terre et à la mer pour vivre sa liberté et se dispenser d'une société hypocrite et dévoreuse de temps. Il élève son fils Richard avec sa soeur et quelques amis de passage. Il vit retiré du monde mais sa solitude est peuplée de paysages, de cerfs en liberté, de tâches concrètes. Plombier, bûcheron, jardinier, menuisier, pêcheur, chasseur, semeur, planteur, tous ces métiers pratiqués aboutissent aussi à celui d'écrivain car il compose sa symphonie de mots avec "1984". Peut-être, a-t-il passé dans cette île magique les deux meilleures années de sa vie avant que la maladie ne le terrasse définitivement. Ce livre très bien écrit rend hommage à un homme singulier, attachant, une vigie pour nous alerter sur l'horreur de tous les totalitarismes.
lundi 7 avril 2025
Le salon du Livre ancien à Chambéry
Samedi, j'ai visité le Salon du Livre ancien, installé au premier étage du Musée des Beaux Arts de Chambéry. Ancienne libraire, j'aime beaucoup humer le parfum suranné des livres anciens et cette balade au coeur des stands me ramenait à mes années de jeunesse quand je m'adonnais au commerce si noble des livres. Ce salon, organisé pour la deuxième année et soutenu par la ville, le département et les papeteries de Vizille, regroupait une dizaine de libraires venus de tous les coins de France. Un catalogue était offert à l'entrée du musée qui présente des ouvrages rares ou surprenants d'un prix conséquent. Seuls, les bibliophiles passionnés peuvent acquérir ces livres exceptionnels. Ce qui m'a frappé en déambulant dans les travées des stands, c'est la vision d'un monde ancien, un monde où la chose imprimée a conservé toute sa valeur symbolique. Je ressentais un sentiment de nostalgie face à ce milieu si poli, si civilisé, si cultivé. Sur cette planète miniature, quelques professionnels courageux tentent de vivre leur passion des livres. Moyenne d'âge des visiteurs : des seniors, évidemment. Aucun jeune dans la salle... Ce petit îlot de résistance, situé pour deux jours dans l'un des lieux culturels les plus importants de la ville, me faisait penser à un trait d'union entre les siècles passés jusqu'àu nôtre, les XXIe siècle. Le livre ancien, trait d'union du passé au présent, heureusement, repose encore dans les bibliothèques patrimoniales qui en prennent soin comme tous ces tableaux dans les musées d'art. Je n'oublie pas la date de naissance du premier ouvrage imprimé de l'histoire : la Bible de Gutenberg en 1455. Si je fais un calcul, le livre imprimé a donc atteint l'âge de 570 ans ! Pas mal pour un objet, comme durée. Un smartphone passe le cap de deux à quatre ans... Avant de quitter ce salon charmant et désuet, j'ai acquis une Pléiade à un prix très abordable pour compléter ma collection. Les oeuvres intimes de Stendhal vont nourrir mon été de lecture. J'ai aussi profité de ma visite pour revoir les peintures du musée, surtout les italiennes. Mais, j'ai un coup de coeur pour une nature morte de Martinius Nellius, peintre hollandais du XVIIe siècle. Cette petite merveille, une vanité vraiment surprenante, est digne des grands musées nationaux. Par quel miracle a-t-elle atteri à Chambéry ? Il faudrait que je mène une enquête... Livres et Musée, un beau couple culturel à préserver pour encore quelques siècles...
vendredi 4 avril 2025
Rubrique cinéma, "Parthenope", Paolo Sorrentino
Je ne pouvais pas rater le film de Paolo Sorrentino, "Parthenope", un hymne à Naples et à sa folie. Parthenope (nom d'une sirène qui voulait séduire Ulysse) symbolise la Beauté dans toutes ses dimensions et le réalisateur raconte la vie de cette jeune fille des années 50 à nos jours. Née dans une famille de la bourgeoisie napolitaine, elle vit dans un décor baroque et un oncle armateur lui offre même un carrosse de Versailles ! Après l'adolescence, elle s'intéresse à l'anthropologie et suit des études jusqu'au doctorat. Un de ses professeurs est subjugué par son intelligence et par sa culture. Leur relation maître-élève sera sa boussole intellectuelle. Sur le plan familial, Parthenope est adorée par ses parents et surtout par son frère. Il est amoureux d'elle et cet inceste non consommé le ménera au suicide. La jeune fille attire les convoitises de tous les hommes qui l'entourent : un amoureux malheureux et jaloux, un écrivain alcoolique, un cardinal lubrique, un milliardaire harceleur, des admirateurs éblouis par sa beauté. Mais, l'héroïne préfère sa liberté, son indépendance à tout autre choix. Défilent sous nos yeux ébahis des paysages merveilleux : le Vésuve, la mer, Capri, Naples, les plages, le soleil, la foule, le bruit, l'agitation permanente. Ces napolitains, saturés de vie et de folie, jouent une partition comique et tragique, dans un opéra polyphonique. Je connais Naples et j'ai retrouvé dans ce film l'essence de cette ville bouillante, bouillonnante, virevoltante. Mais, derrière cette effervescence se cache une mélancolie permanente que Parthenope illustre avec sa beauté insaississable et lointaine. Au fond, sa solitude se manifeste constamment dans ses relations avortées. Paolo Sorrentino, napolitain d'origine, restitue l'âme de la ville dans son chaos permanent. La jeune fille accepte un poste de professeur d'université à Trente, dans le Nord du pays. Quarante plus tard, elle revient à Naples, la déesse-sirène s'est transformée en femme assagie, sérieuse et apaisée loin du chaos éblouissant de sa jeunesse. La performance de Céleste Dalla Porta, la comédienne d'une très grande beauté, apporte au film un atout majeur. Un film à voir surtout par les amoureux-amoureuses de Naples et de l'Italie comme moi !
jeudi 3 avril 2025
Atelier Littérature, les coups de coeur, 2
Régine a présenté son grand coup de coeur avec un roman biographique, "Articque solaire", de Sophie Van der Linden, paru en 2024 chez Denoël. Depuis trente ans, Anna, le personnage principal du roman, passe l'hiver dans les îles Lofoten pour peindre les paysages en captant les variations de lumières : "J'ai peint tête en l'air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène". Mariée à un célèbre architecte, elle se soustrait à la bonne société suédoise pour vivre sa peinture. Elle espère réaliser un tableau exceptionnel pour être enfin reconnue. L'autrice s'est inspirée de l'oeuvre d'Anna Boberg (1864-1935) et s'est glissée dans sa vie intérieure pour sonder ses attentes et ses ambitions. Rien que l'évocation des îles Lofoten fait déjà rêver, alors, si, en plus, une femme peintre s'intègre dans ce décor magique, les amies lectrices vont se précipiter pour lire ce roman venu du Nord de l'Europe. Mylène a bien aimé le roman de Naomi Krupitsky, "La Famille", disponible en Folio. Brooklyn, les années 30, Sofia et Antonia, voisines et amies inséparables, ont un point commun : leurs pères travaillent pour Tommy Fianzo, parrain de la mafia locale. Elles observent la vie de leurs mères soumises aux hommes du clan et se jurent de ne pas épouser des hommes oeuvrant pour la "Famille". Quand Antonia perd son père, leur amitié se fragilise et leurs rêves divergent. L'une choisira le chemin des études quand l'autre amie optera pour une vie plus facile. Ce premier roman est une histoire d'amitié féminine et aussi une exploration subtile de la mafia new-yorkaise. Une jeune romancière à suivre, dorénavant. Odile a choisi comme coup de coeur, "Les Mangeurs de nuit" de Marie Charrel, paru en Livre de Poche. Hannah, une fille d'immigrés japonais, est une Nisei. A la fois canadienne et asiatique, elle ne comprend pas que les autres enfants la traitent de "sale jaune". Jack, lui, est un creekwalker. Il veille sur la forêt et aime les légendes autochtones. Des années 20 à l'après-guerre, l'autrice raconte la rencontre de ces deux exclus dans une nature époustouflante. Une ode à la nature et à la fraternité. Voila le panorama des coups de coeur de mars. En avril, nous nous retrouverons le jeudi 24 avril autour des romans dystopiques.
mercredi 2 avril 2025
Atelier Littérature, les coups de coeur, 1
Après la séance sur les récits et autobiographies, nous avons abordé les coups de coeur du mois. Odile a évoqué un roman, "Ultramarins" de Mariette Navaro, publié l'année dernière chez Quidam Editeur. A bord d'un cargo de marchandises, l'équipage décide de s'offrir une baignade en plein océan Atlantique. Seule, la capitaine du cargo ne participe pas à cette escapade surprenante et inhabituelle. Cette brèche dans un quotidien routinier est-elle le signe d'une révolte ? D'une dérive passagère ? Odile nous a donné envie de découvrir ce livre qualifié par un crique "d'étonnant, poétique, métaphysique". Danièle a présenté deux coups de coeur. Le premier concerne "Haïm, à la lumière d'un violon", de Gérard Garutti, publié en 2015 chez Robert Laffont. L'auteur raconte l'histoire vraie de Haïm Lipsky, qui a traversé le siècle et survécu à la Shoah grâce à son violon. Ce récit a ému Danièle, qui aime tout particulièrement la musique. Ce violon illumine les Ténèbres que cet homme traverse dans sa vie. Un hymne à la vie et à l'art. Elle a aussi choisi une nouveauté, celle de Marianne Alphant, "L'Atelier des poussières", publié chez P.O.L Quelle drôle d'idée de s'intéresser à la poussière ? L'écrivaine écrit : "Quark et suie, petits corps subtils, raclures d'atomes en pleine vitesse, poudre à priser ou de perlimpinpin, poudre Legras pour les crises d'asthme". Elle "convoque les figures de cet asservissement : valets, femmes de ménage, serviteurs". Dans ce récit original et drôle, on y croise les valets de la littérature comme Scapin ou Figaro, Sganarelle ou Cosette mais aussi les serviteurs des philosophes comme Hegel et Kant. Un éloge des humbles et des modestes. Agrégée de philosophie, Marianna Alphant est aussi critique littéraire et historienne d'art. Ses ouvrages sur Pascal, "Pascal : Tombeau pour un ordre" et sur Monet, "Monet : Cathédrale de Rouen" sont devenus des références. (La suite, demain)
mardi 1 avril 2025
Atelier Littérature, récits et autobiographies, 3
Odile a choisi le journal intime de Sandor Marai, "Journal-Les Années hongroises 1943-1948", publié au Livre de Poche. Longtemps inédit en France, ce texte éclaire l'homme et l'oeuvre que l'on compare à Stefan Zweig. Ecrivain de romans passionnants, chroniqueur, il fut aussi le témoin d'une époque sombre dans son pays. Le journal retrace la situation politique de la Hongrie sous le joug des Allemands et ensuite, sous celui des Soviétiques. Il raconte la déportation et l'extermination des Juifs de son pays, la vie politique chaotique, la fragilité de la civilisation : "Thé, viandes froides, journaux. Le refuge tiède de la civilisation. Et la conscience que ce bonheur est plus fragile encore que la tasse de thé en verre que tu portes à tes lèvres". Sandor Marai donne une place essentielle à sa vie intellectuelle très riche avec un amour total des livres et de la littérature. Tout grand écrivain est aussi un immense lecteur. Il se situe comme un citoyen ouvert, un bourgeois éclairé, aimant son pays et surtout sa langue tout en critiquant ses compatriotes lâches et veules. Il finira par s'exiler en Suisse et en Italie n'emportant que cinq livres dont l'Odyssée alors qu'il en possédait 5 000 ! Odile a trouvé ce livre très intéressant. Il faut redécouvrir cet écrivain européen de premier ordre. Odile, la deuxième amie lectrice, a présenté "Les Faits, autobiographie d'un écrivain". Elle a beaucoup aimé ce récit provoquant, profond, décalé de Philip Roth. Où se situe la vérité de cet écrivain caméléon, aussi happé par la fiction que par le réel ? L'écrivain américain propose des souvenirs d'enfance et de sa jeunesse, considérés comme la matrice de sa vocation d'écrivain : sa famille et son milieu juif à Newark, son éducation et sa formation à l'identité américaine, ses relations mouvementées avec les femmes, ses études de lettres à l'université. Un texte autobiographique essentiel dans l'oeuvre de l'écrivain à découvrir pour tous les amateurs-amatrices de son univers romanesque exceptionnel et unique dans le monde de la littérature !